Pourquoi le plan Schlieffen a-t-il échoué ?

Le plan de guerre allemand avait été soigneusement préparé pendant des années par le grand Etat-Major allemand pour mettre l’armée française hors de cause en un mois et demi, et pourtant, les Allemands n’ont pas réussi à envahir la France et à s’emparer de Paris. Cet article analyse le déroulement du plan depuis la bataille des frontières jusqu’à celle de la Marne.

La conception du plan

Le comte von Schlieffen, en charge du grand Etat-Major allemand, de 1891 à 1906, a préparé une organisation minutieuse destinée à battre la France en six semaines avant de pouvoir se retourner contre son allié russe, et éviter ainsi une guerre sur deux fronts.

Comme la frontière Est de la France a été fortifiée par Séré de Rivière (Verdun, Toul et Belfort), il n’y a qu’une solution praticable pour obtenir une victoire rapide :

-  passer par la Belgique, voire par le Limbourg hollandais. Schlieffen écrivait dans ses mémoires : « C’est par le secteur Mézières - Dunkerque que nous devons pénétrer dans la forteresse France. Nous devons attaquer sans cesse les Français dans leur flanc gauche et chercher sans répit à les refouler vers le Jura et la Suisse. »

-  Laisser les Français s’enfoncer dans les provinces perdues en 1870 pour les attaquer de dos : « Laissez les Français s’enfoncer en Alsace - Moselle et reprendre totalement pied dans leurs anciennes provinces ; laissez les passer le Rhin ; laissez les s’enfoncer jusqu’en Forêt Noire, s’il le faut. Plus ils s’enfonceront vers l’Est, plus leur anéantissement sera garanti. »

C’est ainsi que 90% des effectifs, soit 8 divisions de cavalerie, 23 corps d’armée, 25 divisions de réserve et 16 brigades de la Landwehr doivent être affectés au front ouest et 10% au front est (trois C.A. et demi, trois divisions de réserve et trois divisions de cavalerie), ce qui donne une proportion de sept Allemands contre un allié sur le front de l’ouest.

Ce plan est imparable militairement mais entraîne des complications diplomatiques :

-  La Belgique pourrait ne pas facilement permettre le passage des troupes allemandes à travers son territoire : l’Allemagne se créerait un ennemi de plus.

-  L’Angleterre ne supporterait pas, au nom de l’équilibre européen, qu’une grande puissance continentale occupe les côtes de la Belgique. C’est ainsi qu’elle était intervenue un siècle plus tôt contre Napoléon.

Les modifications du plan en 1911

Après la retraite de Schlieffen en 1906, Helmuth von Moltke devient général en chef de l’armée allemande. Il n’approuve guère le Plan de Schlieffen, qu’il juge trop risqué. Mais comme il a été adopté en 1905, il fait trop partie de la pensée militaire allemande pour qu’on l’abandonne tout à fait. Tout ce qu’il peut faire est de l’adapter.

-  Il diminue substantiellement l’aile marchante en réduisant la proportion de un à sept à un à trois, en renforçant la couverture de l’Alsace-Lorraine et de la frontière est de l’Empire.

-  Il décide de ne pas faire pénétrer l’armée allemande aux Pays-Bas et de se limiter à traverser le territoire Belge.

Voici un tableau montrant les troupes engagées à l’ouest, selon les plans Schlieffen et Moltke.

SchlieffenMoltke
Corps d’armée2317
Divisions de cavalerie87
Divisions de réserve259
Brigades de Landwehr1614

Les historiens ne sont pas d’accord sur la portée de ces modifications :

En 1970 L.C.F Turner a vu dans les changements apportés par Moltke « une modification substantielle du plan von Schlieffen si bien que la campagne allemande à l’Ouest était vouée à l’échec avant même d’avoir commencé. »

Turner soutient qu’en affaiblissant l’offensive principale allemande, l’Allemagne perdait toute chance réelle d’écraser assez rapidement l’armée française, et c’est ainsi qu’elle a abouti à « la guerre sur deux fronts ». Il ajoute que le fait de ne pas passer par les Pays-Bas non seulement a créé un goulet d’étranglement à la frontière germano-belge, mais aussi a fait surgir un sérieux problème d’approvisionnement. Ce problème a effacé les bénéfices obtenus par le fait qu’on avait toujours accès aux ports hollandais.

Palmer, en revanche, ne partage pas ce point de vue. Selon lui, l’étude minutieuse des documents relatifs au plan de guerre allemand révèle que les changements apportés par Moltke n’étaient pas si grands et que le plan était vicié dès le départ. Selon lui la réputation de ce plan est surfaite en ce qu’il sous-estimait chacun des adversaires : Russes, Français, Britannique et Belges.

En fait, chacun de ces deux auteurs opte pour un jugement radical. Un plan peut paraître vicié dès le départ, mais se révéler excellent dans son exécution ; inversement, un bon plan peut être irrémédiablement gâché par un mauvais emploi de ses principes de base sur le terrain.

C’est dans cette dernière hypothèse qu’il faut voir l’échec de la manoeuvre allemande en août et septembre 14, abstraction faite des forces ennemies en présence.

Un premier contretemps : la résistance de Liège (voir cet article)

Quoique les auteurs ne soient pas d’accord sur le retard que la résistance de Liège a occasionné aux armées allemandes, on peut raisonnablement admettre que leur départ a été retardé de deux jours. Le mouvement d’ensemble était en effet conditionné par celui des Ie et IIe armées qui constituaient l’aile droite de cet immense mouvement circulaire, autour la place de Metz - Thionville.

Ce retard de deux jours a permis à la Ve armée française et à l’armée anglaise de constituer un front continu entre Namur et Mons. Avant cette date, les armées alliées étaient isolées et en voie de concentration. Les Allemands auraient probablement pu les surprendre et les battre une à une.

Bataille de Sarrebourg - Morhange : les Bavarois attaquent prématurément

Pendant ce temps, Joffre lance la grande offensive prévue par le plan XVII pour reconquérir l’Alsace et la Lorraine. Les Français ne peuvent attaquer que dans la seule région frontalière non fortifiée de l’empire allemand : la région des Etangs, entre Morhange et Sarrebourg. Les Allemands ont toutefois littéralement miné le terrain en le truffant d’organisations de campagne. Les Français s’avancent dans la nasse sans rencontrer de résistance, progression trop facile : les Bavarois ont reçu l’ordre d’opposer un simulacre de résistance. Les Français se heurtent ensuite à des retranchements abondamment pourvus d’artillerie lourde et se font décimer.

En voyant les ravages causés aux troupes françaises, le Kronprinz de Bavière ordonne de contre-attaquer sans laisser les Français s’enfoncer complètement dans le piège. Les Ie et IIe armées françaises vont devoir reculer mais offriront ensuite une formidable résistance sur les hauteurs du Grand Couronné de Nancy et à la trouée de Charmes. Les allemands ne pourront pénétrer par l’ouest vers le cœur de la France.

Bataille des frontières : von Kluck ne parvient pas à encercler les Anglais

Le 21 août, les armées allemandes s’approchent de la Sambre et du canal Mons-Condé sans avoir rencontré d’autre résistance que celle de l’armée belge, complètement isolée (combats de Halen et Sint-Margriete-Hautem).

La Ve armée française est à peine installée le long de la Sambre. Von Bülow, qui commande les Ie et IIe armées, ordonne le 21 août à von Kluck de serrer de près son armée, craignant une résistance sur la Sambre. Il demande également à von Hausen (IIIe armée) de l’appuyer en attaquant sur la Meuse.

Von Kluck est obligé de mettre fin à son mouvement enveloppant vers Maubeuge visant à déborder la gauche de l’armée anglaise. Ses C.A. attaquent l’armée anglaise au fur et à mesure de leur arrivée, perdant ainsi les avantages de la supériorité numérique. Après une résistance d’une journée sur le canal de Mons-Condé, les Anglais se dérobent et échappent ainsi à l’encerclement.

La Ve armée, prise en tenaille entre la IIe et la IIIe armée, se dérobe également et le piège se referme sur le vide. Von Bülow avait enjoint von Hausen de lui prêter assistance entre Dinant et Hastière. Si la IIIe armée allemande avait traversé la Meuse vers Givet, région non défendue, la ligne de retraite de la Ve armée aurait été coupée.

Les Allemands ont manqué deux occasions de mettre hors cause l’aile gauche des alliés. Les armées alliées, quoique assez éprouvées, sont intactes et pourront reprendre l’offensive lors de la bataille de la Marne.

Les Anglais livrent la bataille du Cateau mais ne se laissent pas encercler.

Smith Dorrien (IIe C.A.) décide de donner un coup d’arrêt à l’avance de la Ie armée allemande. Les Anglais résistent pendant une journée à des forces écrasantes le long de la route Le Cateau - Maubeuge. Ils doivent rompre le combat en plein jour et au contact de l’ennemi.

Von Kluck pensant que les Anglais, battus grâce à la supériorité numérique, vont opérer une retraite vers les ports de la Manche, oriente les mouvements de son armée vers l’ouest. Les Anglais, au contraire, effectuent leur retraite vers le sud. C’est une nouvelle occasion manquée pour von Kluck d’encercler les Anglais.

Joffre renforce son aile gauche, von Moltke affaiblit son aile marchante

Après l’échec de la bataille des frontières (Mons, Charleroi, Neufchâteau, Sarrebourg - Morhange), Joffre est contraint d’ordonner la retraite. Elle s’effectue en bon ordre et ne ressemble nullement à une débandade. Comme le point crucial est l’aile gauche, tenue par le corps expéditionnaire britannique, Joffre décide de prélever des troupes de son aile droite, pour venir renforcer ce point faible. Voici le résumé des transferts effectués.

DateUnitéDépartDestination
16/818e C.A.LorraineHainaut
16/89e C.A.NancyCharleville
24/87e C.A.BelfortAmiens
27/855e et 56e DRSaint-MihielMontdidier
27/863e D.R.BelfortAmiens
31/810e D.C.NancyChâlons
31/88e D.C.CorcieuxChâlons
2/94e C.A.Ste MénehouldParis
3/915e et 21e CA Bar-le-Duc

Les unités françaises effectuent des mouvements de rocade d’est en ouest via le chemin de fer. Une partie d’entre elles (4e C.A.) constitue la VIe armée, placée sous les ordres de Maunoury. C’est la masse de manœuvre qui attaquera le flanc des armées allemandes. Lors de la bataille de la Marne qui va s’ensuivre, les alliés disposeront de la supériorité numérique à leur aile gauche.

Pendant ce temps, les choses ne s’arrangent pas sur le front russe pour les armées allemandes : les Russes envahissent la Prusse orientale (armées de Sansonov et de Rennenkampf). L’empereur Guillaume II ne peut tolérer que des territoires de l’aristocratie des Junker soient envahis et Moltke doit prélever six corps d’armée sur son aile marchante (en réalité, deux).

D’autre part, comme les Belges se sont réfugiés à Anvers, von Kluck doit prélever un C.A. destiné à assiéger la ville et surtout à protéger les communications ferroviaires dont dépend le ravitaillement des armées allemandes, qui s’enfoncent de plus en plus en territoire français. Ces troupes prélevées sur la Ie armée (3e C.A.R.) sont placées sous le commandement du général von Beseler. Deux divisions doivent également assiéger Givet et la place forte de Maubeuge. L’aile marchante allemande s’est ainsi affaiblie d’un cinquième.

Les Français contre-attaquent à Guise et les Allemands abandonnent le plan Schlieffen

Afin de conforter les Anglais, Joffre donne ordre à Lanrezac de donner un coup de frein à l’avance allemande, en attaquant la Ie armée de flanc. La Ve armée française doit opérer un virage à 90°, protégée vers le nord par le Ie C.A. (Franchet d’Esperey). Von Kluck et von Bülow sont complètement surpris et la progression des armées allemandes est ralentie d’une journée. Malgré tout, les généraux allemands pensent que les Français sont défaits. Leur priorité n’est plus d’envelopper Paris, mais de donner le coup de grâce aux armées de campagne françaises, en pleine déconfiture à leur avis.

C’est ainsi que l’aile droite des armées allemandes s’oriente vers l’est dès le 28 août, à la poursuite d’une armée « en pleine débandade ». Au lieu de faire redresser la barre, von Moltke entérine ce changement stratégique. L’axe de marche des armées allemandes est dévié de 75 km vers l’est (direction de Château-Thierry). Les Français constituent la VIe armée.

Moltke craint une attaque provenant de Paris

L’ensemble des armées allemandes défile à l’est de Paris, prêtant le flanc à une offensive de sa garnison.

Moltke, craignant une attaque provenant de Paris, ordonne à von Kluck de couvrir le flanc des armées allemandes en restant une journée de marche en arrière par rapport aux autres armées. Von Kluck n’en a cure et poursuit sa marche vers la Marne (2 septembre). Nous sommes à trois jours du déclenchement de l’offensive française.

Moltke a été mis au courant des transferts de troupes d’est en ouest opérées par Joffre. Il craint une attaque de flanc et ordonne aux deux premières armées de faire face à Paris. Moltke ne peut pas prélever des troupes des armées de gauche car les généraux s’y opposent et le Kaiser prend leur parti. Les armées de von Kluck et von Bülow ont franchi la Marne (5 septembre). Moltke se rend compte que les armées allemandes sont à la merci d’une attaque provenant de Paris. Elle ne va d’ailleurs pas tarder à se produire.

Sous l’impulsion de Galliéni, Joffre décide d’attaquer le 6

Galliéni est un grand serviteur de la France. C’est à lui que la République doit la colonie de Madagascar. Des observations d’aviation lui ont appris que les Allemands prêtaient le flanc en direction de Paris. Il ordonne à Maunoury de saisir cette opportunité, ce qui déclenche la bataille de la Marne. C’est à ce moment que le sort des armes tourne en faveur des alliés. Les armées se livrent une bataille sur un front de plusieurs centaines de kilomètres et celle-ci tourne en la défaveur des Allemands. C’est l’échec complet du plan Schlieffen.